En octobre 1997, plus de 300 militants et militantes du mouvement syndical canadien se rassemblent à Ottawa pour assister à la première conférence syndicale canadienne consacrée entièrement à la question du rôle des syndicats dans la lutte pour les droits des personnes lesbiennes, gais, bisexuelles, et transgenres (LGBT) au Canada. La conférence « Solidarité et fierté », organisée par le Congrès canadien du travail, constitue non seulement un important précédent en matière d’organisation syndicale canadienne pour la défense du respect de l’orientation sexuelle (et de l’identité de genre), mais aussi un symbole important des avancées dans le mouvement syndical dans sa volonté à faire des droits des personnes LGBT une plus grande priorité. L’événement revêt d’une importance significative, car l’alliance entre ces deux mouvements ne s’est pas réalisée sans défi. En effet, malgré la participation des syndicats aux luttes pour les droits des gais et lesbiennes depuis le début des années 1970, les deux mouvements n’ont pas toujours entretenu une relation harmonieuse. Un retour sur l’assemblée générale de la Fédération du travail de l’Ontario (FTO) de 1979, où un débat sur la question de l’orientation sexuelle a exposé une division entre la solidarité syndicale et le libéralisme social, permettra d’analyser cette tension et d’expliquer la manière dont les militants et militantes gais et lesbiens ont réussi à convaincre le mouvement syndical à faire des minorités sexuelles une partie intégrale de leur solidarité ouvrière. Finalement, nous conclurons avec un regard sur la situation dans le Nord de l’Ontario pendant ces années, question de soulever quelques pistes quant à l’organisation des gais et lesbiennes dans cette région.
La création d’un mouvement gai et lesbien en Ontario
En juin 1969, le gouvernement canadien adopte la loi C-150. Il s’agit d’une réforme importante visant à libéraliser les sections du Code criminel canadien ayant rapport à la pratique sexuel personnel en légalisant, entre autres, l’avortement, la contraception et les actes homosexuels entre deux adultes âgés de 21 ans ou plus. Cependant, la loi n’offre aucune protection contre la discrimination à ceux et celles qui affichent publiquement leur homosexualité ou qui sont soupçonnés d’avoir une orientation homosexuelle. Puisque l’homosexualité est toujours mal perçue et mal comprise par le gouvernement fédéral, les forces policières et les Canadiens en général, les gais et lesbiennes sont hantées au quotidien par la crainte de perdre leur emploi, leur logement ou encore de fragiliser leurs relations amicales et familiales (Kinsman et Gentile, 2010: 221-222). Devant l’absence de recours en matière de discrimination homophobe, les communautés gaies et lesbiennes ontariennes commencent ainsi à se mobiliser et à former des organisations pour informer la population ontarienne sur l’homosexualité. Le mouvement prend donc aussitôt une campagne de défense des droits des gais et lesbiennes, dont l’objectif principal est de convaincre le gouvernement provincial d’interdire la discrimination en faisant de l’orientation sexuelle une catégorie protégée par le Code des droits de la personne de l’Ontario (CDPO).
La défense des droits légaux des gais et lesbiennes constitue le cheval de bataille du mouvement gai et lesbien pendant plus de 15 ans, c’est-à-dire entre la formation du premier groupe homosexuel à Toronto en 1969, c’est-à-dire le club étudiant University of Toronto Homophile Association, et l’adoption de la Loi 7 en 1986, qui insère l’orientation sexuelle dans le CDPO. De plus, en axant sa campagne sur les droits de la personne, le mouvement réussit à mobiliser l’appui potentiel des groupes et des individus dévoués à la cause nonobstant l’orientation sexuelle (Warner, 2002: 70-71). C’est dans ce contexte et dans ce contexte que le mouvement gai et lesbien se met à forger des alliances avec des groupes civiles et politiques, y compris le mouvement syndical.
Le mouvement syndical et la formation d’une alliance
Après la barbarie vécue pendant la Deuxième Guerre mondiale, la défense des droits de la personne devient une question plus centrale dans l’esprit des citoyens et des gouvernements occidentaux. Au Canada, les partis de droite et de gauche préconisent l’adoption de nouvelles lois et créent des nouvelles institutions à fin de promouvoir et de protéger les droits fondamentaux. Par exemple, en 1947, le gouvernement socialiste de Tommy Douglas en Saskatchewan adopte la première Déclaration des droits de la personne de la Saskatchewan. En 1960, c’est au tour du gouvernement fédéral conservateur de faire de même en adoptant la Déclaration canadienne des droits. En Ontario, la Commission ontarienne des droits de la personne voit le jour l’année suivante. Le mouvement syndical n’est pas exclu de ce phénomène, car il investit une somme importante de ressources afin de lutter contre la discrimination dans les lieux de travail. Malgré l’attention portée à cette lutte contre la discrimination, il faudra encore attendre quelques années avant que la question de l’orientation sexuelle et de la discrimination contre les gais et lesbiennes soit soulevée par les organisations syndicales.
Ce n’est qu’en 1973 que le mouvement gai et lesbien et le mouvement syndical se croisent pour la première fois. Durant cette année, le groupe Torontois Gay Alliance Toward Equality (GATE) lance une campagne afin de convaincre la ville de Toronto d’adopter un règlement municipal qui interdirait, au sein de la fonction publique municipale, toute discrimination fondée sur l’orientation sexuelle. Dans le cadre de leurs efforts, GATE contacte les sections locales 43 et 79 du Syndicat canadien de la fonction publique (SCFP), qui représentent les employés de la ville de Toronto. Ainsi, après une courte réunion entre la direction des syndicats et les représentants de GATE, les sections 43 et 79 acceptent d’appuyer le règlement municipal qui propose de proscrire la discrimination homophobe. Il s’agit d’une première collaboration entre un syndicat et une organisation gaie et lesbienne en Ontario. Étant donné l’aisance avec laquelle les syndicats acceptent de se prononcer en faveur des droits des gais et lesbiennes, Ken Popert, un militant de GATE, affirme que les deux mouvements forment une alliance naturelle (The Body Politic, avril 1976). Malgré la déclaration de Popert, les expériences de plusieurs gais et lesbiennes qui ont tenté de promouvoir leurs droits dans le mouvement syndical démontrent que la dite alliance ne sont pas aussi naturelles qu’on pourrait la croire. Par conséquent, il faudrait beaucoup plus d’efforts de la part de militants et militantes gais et lesbiennes pour qu’elle soit mise en place.
En raison du succès au conseil municipal de Toronto, des travailleurs et travailleuses gais et lesbiennes membres de syndicats tentent de convaincre le mouvement syndical ontarien d’adopter une position favorable au mouvement pour les droits des gais et lesbiennes. Ils présentent ainsi, aux assemblées syndicales annuelles, une kyrielle de propositions pro-gaies et lesbiennes. Dès lors, une attention particulière est portée à la FTO, car elle rassemble à l’époque la majorité des syndicats ontariens et détient la capacité d’encourager ses affiliés à mettre la lutte contre la discrimination homophobe à l’avant-scène. En revanche, même si des propositions favorables aux droits des gais et lesbiens sont soumises en 1976 et 1977, elles ne sont jamais présentées aux délégués. À fin de compte, elles sont mises de côté au profit de questions jugées plus importantes par la direction de la FTO.
En 1979, face à la réticence de la FTO, un groupe de délégués gais et lesbiens, ainsi que quelques alliés hétérosexuels décident de se mobiliser dans l’assemblée annuelle de la FTO: ils veulent s’assurer qu’une proposition qui obligerait la FTO à se prononcer en faveur de la protection des droits des gais et lesbiennes soit présentée aux délégués. Harold B. Desmarais, un militant gai de Windsor, assiste à l’assemblée de la FTO en tant que membre de la presse et représentant du journal gai The Body Politic. Si son statut professionnel ne lui permet pas de voter ou de participer à la discussion pendant l’assemblée, il décide tout de même de faire circuler parmi les délégués une pétition qui demande que la proposition sur les droits des gais et lesbiennes soit présentée.
Lorsqu’il aperçoit initialement la pétition, le président de la FTO, Cliff Pilkey, réagit de façon pour le moins négative. Les délégués, quant à eux, vont jusqu’à menacer d’interrompre l’assemblée avant que Pilkey accepte finalement de présenter leur proposition aux délégués. Malgré cette première victoire, l’adoption de la proposition, qui constitue l’objectif de la mobilisation, n’est pas encore acquise. Les délégués doivent donc s’assurer non seulement que des délégués sympathisants soient présents lors de la discussion et du vote afin de contrer l’opposition, mais aussi qu’une majorité les appuie. Pour ce faire, ils font appel à des amis et à des représentants de syndicats qui se sont déjà prononcés en faveur des droits des gais et lesbiennes, tels que le SCFP et le Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes (Desmarais).
Le jeudi 16 novembre, soit le matin de la deuxième journée de l’assemblée, Pilkey présente la proposition numéro 73, qui suggère à la FTO de prendre parti pour la lutte contre la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle. La question provoque un débat instantanément. Plusieurs délégués expriment ouvertement leur opposition à la proposition. Un délégué du syndicat des barmans à Toronto critique la proposition, citant ce qu’il perçoit comme étant un manque d’attention à la discrimination anti-hétérosexuelle. Pour illustrer son propos, il cite, pour exemple, le cas d’un bar gai de Toronto, accusé d’avoir congédié des employés hétérosexuels (The Globe & Mail, 6 Octobre, 1978). Son intervention reçoit des applaudissements et des cris d’appuis. C’est également le cas après les commentaires d’un deuxième délégué, un membre du Syndicat des employés de la fonction publique de l’Ontario, qui prend la parole pour s’opposer à la présence de « queers » dans son lieu de travail (Ontario Federation of Labour, 1979: 43).
Malgré cette opposition, les délégués gais et lesbiens et leurs alliés n’hésitent pas à se prononcer en faveur de la proposition. Leurs interventions soulèvent l’importance d’assurer un accès à des lieux de travail sans discrimination. Ils rappellent également le rôle historique qu’a joué le mouvement syndical dans cette lutte. Par exemple, Mickey Warner, délégué de la section locale 82 du SCFP de Windsor, justifie son appui à la proposition en rappelant le premier principe de la solidarité ouvrière et le slogan qui entend qu’une attaque contre un individu constitue une attaque contre tous (Ontario Federation of Labour, 1979: 43). Si la proposition essuie de nombreuses critiques et provoque spontanément des déclarations homophobes dans la salle, la majorité des délégués votent en faveur de la proposition. C’est ainsi qu’on parvient à récolter les fruits de la mobilisation, car la plus grande organisation syndicale ontarienne vient de se prononcer en faveur des droits des gais et lesbiennes.
Et qu’en est-il dans le Nord ontarien ?
Il est important de préciser que, malgré le caractère provincial de la FTO, l’agitation et la mobilisation gaie et lesbienne dans le mouvement syndical dans cette période est surtout un phénomène du Sud de la province. À ce moment, le mouvement gai et lesbien est le plus organisé dans les centres urbains du Sud et de l’Est ontariens, mais demeure pratiquement invisible dans le Nord. Cet écart entre ville et région découle d’une propension parmi les individus gais et lesbiens à migrer vers les centres urbains, qui leur permettent de sortir de l’isolement et de retrouver une communauté de gens semblables. Ce phénomène est bien illustré par l’expérience du groupe Lakehead Gay Liberation, qui a vu le jour en 1974 à Thunder Bay. Après un an seulement, le groupe a dû cesser ses activités à la suite du départ de la plupart de ses membres vers Toronto (Belrose).
Malgré l’absence d’un mouvement gai et lesbien organisé, il existe dans le Nord une présence gaie et lesbienne, que le mouvement du Sud tente de mobiliser. À cette fin, en 1980, la Coalition pour les droits des homosexuels en Ontario organise en 1980 une tournée de plusieurs villes du Nord, dont Sudbury, Hearst et Thunder Bay, afin de stimuler la mobilisation des communautés gaies et lesbiennes. Dirigé par le militant gai torontois Robin Hardy, la tournée connaît pourtant un succès mitigé. Malgré la tenue de réunions dans la plupart des villes visitées, c’est seulement à Thunder Bay que la communauté gaie et lesbienne locale tente de former une organisation qui leur est propre, soit la Gays of Thunder Bay.
Malgré l’échec initial de la tournée de Hardy, les communautés gaies et lesbiennes nord-ontariennes réussissent à se mobiliser pendant les décennies 1980 et 1990 avec la formation de groupes à North Bay et à Thunder Bay, mais aussi à Sudbury où, en 1996, la communauté gaie et lesbienne, ainsi que des mouvement syndical, se mobilisent pour appuyer Marie Ross, employée d’une épicerie Loeb qui, après avoir été victime d’harcèlement homophobe de la part de ses collègues au travail, a décidé de quitter son emploi. (Northern Life, 3 avril, 1996). La lutte de Ross prend fin lorsqu’elle est réinvitée à regagner son ancien poste (Xtra!, 27 février, 1997).
Conclusion
Comme on peut le constater, l’alliance entre le mouvement syndical et le mouvement pour les droits des gais et lesbiennes ne s’est pas réalisée sans obstacle. La solidarité ouvrière syndicale n’était pas toujours d’une ouverture à toutes les formes de libéralisme social. D’ailleurs, le niveau de mobilisation qu’il a fallu pour vaincre la réticence de la direction et des délégués de la FTO en 1979 l’illustre bien. Depuis ce temps, les syndicats ontariens sont plus actifs dans la lutte contre l’homophobie, et plus récemment, contre la transphobie. Leur participation aux efforts visant à contester la définition exclusivement hétérosexuelle de la famille a d’ailleurs largement contribué à l’avènement du droit pour les couples du même sexe d’avoir accès aux prestations et aux pensions de leurs partenaires. Bien que l’alliance entre ces deux mouvements semble aller de soi aujourd’hui, celle-ci ne faisait pas l’unanimité au départ. En effet, plusieurs années de mobilisation, de résistance et de sensibilisation ont été nécessaires avant que le mouvement syndical en vienne à y voir, un peu comme l’avait décrit Ken Popert en 1976, une alliance naturelle.
Bibliographie
Sources primaires
Ontario Federation of Labour, Proceedings: 23rd Annual Convention. Don Mills: Ontario Federation of Labour, 1979.
Fonds d’archives (Canadian Lesbian and Gay Archives, Toronto)
Doyle, R. G. 4 octobre, 1973, Toronto, Canadian Lesbian and Gay Archives, Fonds Gay Alliance Toward Equality, Vertical File.
King, John D. 9 octobre 1973, Toronto, Canadian Lesbian and Gay Archives, Fonds Gay Bell, 2008-054.
Richie, Nancy. « Members of the Board », 27 octobre1997, Toronto, Canadian Lesbian and Gay Archives, Fonds Gay Bell, 2008-054.
Fonds d’archives (Archives publiques de l’Ontario, Toronto)
Ontario Federation of Labour Convention, [Enregistrement audio], 1979, F 4180, B733087, T030331, Cassette 10, 15 et 16 novembre, côté B, Archives publiques de l’Ontario.
Entrevues
Belrose, David. Entrevue téléphonique avec l’auteur. Toronto, 14 janvier 2015, 10h00.
Desmarais, Harold B. Entrevue téléphonique avec l’auteur. Toronto, 10 août 2012, 15h00.
Journaux
« New look, gay clients, old pact », The Globe and Mail, 6 octobre 1978.
Herland, Neil. « Dyke back at work at Loeb », Xtra!, 27 février 1997.
MacDonald, Darren. « Gay discrimination forced her out of job, says bookkeeper », Northern Life, 3 avril 1996.
Popert, Ken. « Gay rights in the unions », The Body Politic, avril 1976.
Sources secondaires
Kinsman, Gary, Patrizia Gentile. The Canadian War on Queers: National Security as Sexual Regulation. Vancouver: UBC Press, 2010.
Warner, Tom. Never Going Back: A History of Queer Activism in Canada. Toronto: University of Toronto Press, 2002.