Nul ne serait surpris du constat que les questions identitaires liées à la langue au Canada ont été étudiées à plusieurs reprises. En histoire franco-ontarienne, Gratien Allaire et Gaétan Gervais soulignent la profondeur de la rupture du Canada français, tandis que Michel Bock, François-Olivier Dorais, Serge Dupuis et Serge Miville soulignent plutôt un démantèlement progressif de ce projet de société entre les années 1950 et 1990. Le sociologue Joseph Yvon Thériault remarque, pour cette période, le recul de l’ambition des francophones hors Québec pour privilégier une réalité « nationalitaire », parfois plus près de l’intention collective d’un groupe ethnique que celle d’un groupe national. Roger Bernard (Bernard, 1994) et Monica Heller (Heller, 1994) ont plutôt souligné l’intégration des jeunes à une identité bilingue, fragmentée et hybride.
Extrait de ma thèse de maîtrise, cet article cherche à illustrer la variété d’attitudes chez les francophones de Sudbury à l’égard des niveaux de langue, du bilinguisme personnel et du bilinguisme institutionnel entre 1968 et 1975. Ses sources proviennent du journal étudiant de langue française de l’Université Laurentienne, Réaction, et de l’hebdomadaire sudburois, Le Voyageur. S’il ne cherche pas à s’inscrire dans le débat plus large entourant la « rupture » du Canada français, cet article offre un éclairage succinct sur les rapports identitaires qu’ont entretenus les francophones de Sudbury avec la langue française et le bilinguisme. Il va sans dire que ceux-ci, qui s’y étaient installés au tournant du XXe siècle et représentaient toujours 30 % de la population totale vers 1970, avaient été fortement marqués par le contexte minoritaire et les mutations identitaires des années 1960 et 1970. Retenons-nous cependant de faire une caricature de la question. Nous tâchons ici de faire une distinction peu abordée dans l’historiographie jusqu’à maintenant, entre l’habileté de communiquer dans deux langues et l’aspiration de ces mêmes gens de constituer des espaces institutionnels francophones.
Un débat sur les niveaux de langue
Si les Canadiens français de Sudbury étaient, vers 1960, autonomes dans leurs paroisses, leurs écoles primaires et leurs collèges classiques privés, ils durent accepter le bilinguisme institutionnel lorsque Queen’s Park offrit de financer une université dans le Nord ontarien. Née d’un mariage forcé entre trois collèges confessionnels se promettant de « offrir aux étudiants qui ont comme première langue le français ou l’anglais de recevoir une éducation dans leur langue en autant que cela demeurait réalisable […] puisqu’on devait prendre en compte la disponibilité du personnel et des ressources financières » (Davis, 1966), l’Université Laurentienne, laïque et bilingue, est passée d’un partage équitable des effectifs en 1960 à un déséquilibre, en 1970, moment auquel 87 % des étudiants étaient anglophones (Gaudreau, 2010 : 217). Cette minorisation rapide eut ainsi des effets importants sur la vie étudiante du campus. Les choses s’étaient tellement mal passées entre les sections anglaise et française que le journal Lambda fit paraître des numéros unilingues en alternance à partir de 1964 et se scinda entièrement en 1971 (Dupuis, 2010 : 11-41). En fondant le Réaction de langue française, les étudiants francophones espéraient pouvoir mieux faire valoir les enjeux des francophones à l’université.
C’est donc à la grande surprise des militants du nouveau journal étudiant que Le Voyageur, l’hebdomadaire local depuis 1968, le critiqua pour son « mauvais français », parsemé de « joual » et de « franglais ». Originaire de Sturgeon Falls et rédacteur en chef de la publication étudiante, Gaston Tremblay, ne passa pas par quatre chemins pour faire savoir à l’éditorialiste Raymond Ménard qu’il le trouvait ignorant. Le vernaculaire « canadien-français populaire » avait sa place à l’écrit en vue de refléter un niveau de langue qui se parlait couramment dans la région. Il ne fallait pas succomber au « Français [sic] classique artificiellement transplanté chez nous » par les « dieux-directeurs des écoles séparées » (Tremblay, 1971 : 4), qu’il rangeait avec le clergé au même banc des accusés. Selon lui, ces gens élargissaient ainsi le fossé entre les petites gens et l’élite. Le « bon parler » allait devoir prendre moins de place dans une culture franco-ontarienne voulant davantage refléter la réalité du terrain qu’inspirer la poursuite des projets de l’élite franco-catholique d’antan. Selon Tremblay, au niveau de l’université, l’opposition à la diffusion d’un niveau de langue vernaculaire empêchait la participation d’une certaine strate de francophones aux études supérieures (Tremblay, 1971 : 4-5).
L’affaire provoqua ensuite la création du personnage fictif nommé « Ti-Pit » qui, à son tour, répondit à Ménard. Pour « Ti-Pit », il aurait fallu élargir la référence identitaire collective et favoriser l’intégration communautaire à tous les francophones, quel qu’ait été le niveau de langue jugé adéquat pour la place publique. Il ajouta que les efforts globaux pour « sauver la francophonie » n’interpellaient pas les étudiants de Réaction. Pour lui, il fallait plutôt la laisser prendre son cours naturel (Ti-Pit, 1971 : 6-7). C’est ainsi que s’est manifestée une véritable divergence avec la vision de l’élite traditionnelle chez les jeunes baby-boomers qui souhaitaient plus refléter la réalité actuelle que l’inspirer grâce à la tradition des ancêtres, comme l’a d’ailleurs constaté Michel Bock sur les mouvements de jeunesse des années 1960 en Ontario français (Bock, 2010).
Le rapport au Bilinguisme individuel et institutionnel
Vis-à-vis du bilinguisme individuel, les étudiants semblaient aussi plus portés à refléter la réalité sur le terrain qu’à l’infuser des rêves d’unilinguisme français. Dans l’ensemble, les francophones de Sudbury semblent avoir trouvé qu’il était utile, voire souhaitable, de cultiver l’habileté à converser dans la langue majoritaire. Par exemple, Émile Guy, un surintendant du Conseil scolaire des écoles séparées de Sudbury, constata que les élèves de ses écoles étaient « plus fiers de parler anglais que de parler français » (Guy, 1971a : 2). La réussite des élèves en milieu minoritaire en dépendait justement (Guy, 1971b : 5).
Cette attitude vis-à-vis du bilinguisme comme habileté souhaitable fait pourtant contraste de l’idée de l’Association régionale des Enseignants Franco-Ontariens, qui fit pression auprès de Baxter Ricard, président de la Sudbury Broadcasting Corporation, pour lui demander de ne diffuser que de la musique en français sur les ondes privées de C.F.B.R. (radio française). Le président de l’Association, Germain Bourgeois, affirma que « la population de la région se réjouissait du fait qu’on ait fondé le poste C.F.B.R. pour répondre à ses besoins [ceux d’une radio de langue française] tandis que C.H.N.O devenait uniquement anglais ». M. Bourgeois rajouta qu’en conséquence, « la population [entière de Sudbury] reconnaîtrait davantage le fait français à Sudbury» (Bourgeois, p. 10). Ricard n’a jamais acquiescé à la demande, mais l’opposition à la rotation musicale bilingue des enseignants révèle tout de même l’écart entre la valorisation du bilinguisme chez les élèves et la volonté de maintenir ou d’établir l’unilinguisme français au sein des établissements scolaires de la minorité.
Ce débat sur le bilinguisme institutionnel s’étendit éventuellement à l’université aussi. À l’automne 1973, le professeur Fernand Dorais de l’Université Laurentienne et certains étudiants (notamment ceux de Réaction), lancèrent le congrès Franco-Parole pour conseiller l’administration afin qu’elle réponde plus adéquatement aux besoins de la communauté francophone. Quelques mois après la tenue de l’événement, Dorais s’enflamma contre les dirigeants qui avaient, selon lui, largement ignoré les recommandations, qui avaient d’ailleurs proposé la création d’un collège universitaire francophone et l’embauche de nouveaux professeurs francophones. Les écrits de Dorais et de ses étudiants, peut-être paradoxalement, se référaient au bilinguisme pour justifier la constitution d’un plus grand nombre d’espaces autonomes pour les francophones.
Conclusion
On aura donc compris qu’il existait certains déchirements au sein de la population francophone de Sudbury quant au niveau de langue à employer sur la place publique, mais surtout un consensus vis-à-vis de la valeur du bilinguisme personnel et des difficultés du bilinguisme institutionnel. Tremblay et les membres de Réaction, tinrent peut-être à certains référents du milieu populaire duquel ils étaient issus, mais ils eurent de la difficulté à faire valoir leurs idées auprès des membres de l’élite traditionnelle, soit le clergé, l’administration des institutions scolaires et le personnel du Voyageur.
En bref, l’attitude des francophones de Sudbury vis-à-vis de la langue est demeurée complexe pendant la période à l’étude. On ne peut pas nécessairement parler d’une « identité biculturelle » ou « hybride » chez ces gens, à l’inverse de ce qu’ont constaté certains auteurs, malgré leur attitude favorable au bilinguisme personnel. S’il est difficile de décrire la référence collective que se créaient les francophones de Sudbury au tournant des années 1970, on a toutefois réussi à tracer les grandes lignes de leurs attitudes vis-à-vis du bilinguisme : ils tenaient à l’usage important du français dans la sphère privée et dans les institutions de langue française, mais aussi à l’habileté d’employer l’anglais sur la place publique.
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Originaire d’Azilda (Ontario), Michel Laforge termine une thèse de maîtrise en histoire à l’Université Laurentienne et travaille à titre d’archiviste pour la station régionale de la Société Radio-Canada à Sudbury. Il fait partie du comité éditorial du webzine taGueule.ca et est musicien semi-professionnel.
Bibliographie
Sources
Germain Bourgeois (1968), « Tribune Libre – Lettre des instituteurs bilingues de l’Association régionale des Enseignants Franco-Ontariens à M. Baxter Ricard, président de la Sudbury Broadcasting Corporation », Le Voyageur, le 12 juin, p. 10.
Bill Davis à Conrad Lavigne (1966), cité dans Guy Gaudreau, « Les années 1960 à 1971, un optimisme démenti », dans Matt Bray (dir.) (2010). L’Univeristé Laurentienne – Une histoire. Montréal & Kingston, McGill-Queen’s University Press, 427 p.
Émile Guy (1971a), « M. Émile Guy – “Nos élèves ont honte de parler français” ». Le Voyageur, le 11 janvier, p. 2.
Émile Guy (1971b), « Tous nos élèves n’ont pas honte de parler français ». Le Voyageur, le 18 janvier 1971, p. 5.
Ti-Pit (1971), « “Trois Aves” et Mort aux Sauveu du Voyageu ». Réaction, vol. 2, no. 3, p. 6-7.
Gaston Tremblay et al. (1971), « Trois bravos et vive le “joual” à l’Université [sic] ». Réaction, vol. 2, no. 3. p. 4-5.
Études
Michel Bock (2010), « De la “tradition” à la “participation” : Les années 1960 et les mouvements de jeunesse franco-ontariens », Cahiers Charlevoix – Études franco-ontariennes, no. 8, p. 113-198.
Roger Bernard (1994), La question identitaire au Canada francophone. Laval, Presses de l’Université Laval, 292 p.
Serge Dupuis (2010), « La (contre-)culture étudiante du Nord ontarien et le Lambda de l’Université Laurentienne (1960-1971) ». Documents historique de La Société historique du Nouvel-Ontario. no. 101, Sudbury, p. 11-41.
Guy Gaudreau (2010) « Les années 1960 à 1971 : un optimisme démenti », tableau 11.1 dans Matt Bray (dir.). L’Université Laurentienne – Une histoire. Montréal & Kingston, McGill-Queen’s University Press, 427 p.
Monica Heller (1994), « La sociolinguistique et l’éducation franco-ontarienne ». Sociologie et sociétés, vol. XXVI, no. 1, printemps, pp. 155-166.
Marcel Martel (1997), Le deuil d’un pays imaginé. Ottawa, Les Presses de l’Université d’Ottawa, 207 p.