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2010 marquait le 400e anniversaire de l’arrivée du premier français qui se soit installé en sol ontarien en la personne d’Étienne Brûlé. Le jeune interprète du nom d’Étienne Brûlé a œuvré en Nouvelle-France dès 1608 auprès de Samuel de Champlain, et a eu un parcours qui est pour le moins particulier. Au cours des dernières années, plusieurs ouvrages d’ordre biographique portant sur Brûlé et sa vie en Nouvelle-France ont été publiés. Ceux-ci sont multiformes, passant des œuvres de fiction ou de création (roman historique, œuvres théâtrales) allant jusqu’aux, études, aux documentaires, ainsi qu’aux documents éducatifs.
Chose certaine, le personnage de Brûlé suscite, à la fois, un intérêt et un questionnement tant chez les historiens que les acteurs sociaux qui s’intéressent à l’Ontario français. On est toutefois amené à se demander pourquoi. La réponse semble s’inscrire dans la représentation même de la vie de Brûlé. En effet, ce personnage a deux vies. La première, qui nous est transmise par les connaissances historiques, est plus difficile à cerner en raison des nombreux silences dans les écrits. La deuxième, c’est la vie qui nous est racontée et qui sert parfois à faire de Brûlé un personnage clé de l’identité et de la mémoire collective de l’Ontario français. Par conséquent, il semble exister une dissonance entre les historiens et les autres « fabricants d’histoire » en ce qui a trait à sa place dans l’histoire de la Nouvelle-France, du Canada et de l’Ontario français. Pour mieux apprécier l’écart entre le mythe et la réalité, il faut d’abord comprendre la particularité du personnage.
Brûlé : l’homme
La carrière de Brûlé en tant qu’interprète ou « truchement » nous a été racontée non pas par le personnage lui-même, qui lui, n’a laissé aucun écrit, mais bien par ses pairs, dont Samuel de Champlain et un frère récollet du nom de Gabriel Sagard. Les Jésuites, qui n’ont jamais connu Brûlé, ont aussi parlé de lui dans les années suivant sa mort. En s’appuyant sur ces sources, on ne connait qu’une vingtaine de faits à son égard. Certains documents d’archives, notamment des documents notariés qui ont récemment été repérés par des chercheurs en France, nous permettent d’agrémenter cette mince biographie.
Natif de Champigny-sur-Marne, en région parisienne, Brûlé était de ceux présents lors de la fondation de Québec en 1608. Il compte ainsi parmi les survivants du premier hiver, qui avait décimé la jeune colonie. Plus de la moitié des 28 hommes avaient péri du scorbut, une maladie causée par une carence en vitamine C. Assez rapidement, Champlain reconnaît chez le jeune Brûlé une aptitude pour les langues. D’abord interprète chez les Algonquins, chez qui il a peut-être passé son premier hiver, Brûlé est pourtant davantage reconnu pour son travail chez les Hurons.
En 1615, Champlain a demandé à Brûlé d’accompagner une délégation chez les Andastes, un groupe autochtone qui habitait l’État actuel du New York. C’est au cours de cette expédition que Brûlé a été capturé et torturé par les Iroquois. S’est ensuivi l’une des histoires les plus imagées et fantastiques que Brûlé ait raconté à Champlain lors de leur rencontre en 1618. Selon sa version des faits, au summum de sa torture aux mains des Iroquois, il aurait indiqué à ses derniers que le médaillon qu’il portait au cou, l’Agnus Dei, lui offrait une protection divine. Grâce à Dieu, ceux qui le tourmentaient seraient ainsi punis. Toujours selon Brûlé, une foudroyante tempête aurait éclaté subitement et les Autochtones, qui auraient cru l’histoire du médaillon de Brûlé, l’auraient ensuite libéré après avoir pansé ses blessures. Une fois rétablis, les Iroquois auraient reconduit Brûlé jusqu’à ce qu’il ait pu retrouver son chemin. On retrouve aussi une référence à cette histoire dans les écrits de Gabriel Sagard.
Il existe ensuite des preuves démontrant quelques autres déplacements de Brûlé en juillet 1623 et lors de son hiver avec Gabriel Sagard en 1624. On sait que Sagard estimait que le truchement offrait un bien mauvais exemple aux Autochtones, ceux qu’il souhaitait bien entendu convertir. Champlain a renchéri que l’on reconnaissait Brûlé comme un homme « fort vicieux et adonné aux femmes », description qui a collé et été reprise par de nombreux historiens au cours des décennies, dont Michel Bock et Gaétan Gervais en 2004.
Sagard nous rapporte quelques détails additionnels vis-à-vis des mœurs et des croyances spirituelles de Brûlé qui selon Sagard, a adopté certaines coutumes amérindiennes et se serait éloigné de la pratique religieuse des Français au point d’avoir récité le bénédicité, à défaut de se souvenir d’une autre prière, lorsqu’il se trouvait en danger de mort.
En 1629, Brûlé et quelques autres Français ont ensuite assisté les frères Kirke dans la prise de Québec. Les circonstances et l’apport de Brûlé dans cette affaire restent pourtant nébuleux. On s’entend cependant pour dire que Champlain a accusé Brûlé de trahison, bien que ce dernier ait prétendu avoir été pris de force dans l’affaire. Nicholas Marsolet, un autre truchement, et Brûlé auraient, par ailleurs, reçu 100 pistoles chacun pour leur allégeance aux frères Kirke. Une recherche plus récente suggère que Brûlé, en effet, aurait été de passage en France et été capturé par les Kirke avant de traverser l’Atlantique. Effectuées dans le cadre d’un documentaire, ces recherches expliquent qu’il aurait fait de nombreux allers-retours entre les deux continents, qu’il aurait eu une épouse du nom d’Alizon Coiffier, et qu’il aurait accumulé une certaine richesse qu’il léguerait à son frère. Notons cependant que plusieurs éléments présentés dans cette recherche se retrouvaient déjà dans la biographique d’Étienne Brûlé, publiée en 1967 par le jésuite Lucien dans Monumenta Nova Francea.
Le décès de Brûlé est survenu en 1632 alors qu’il était en Huronie. On a longtemps dit qu’il aurait pu avoir trouvé la mort en 1633, puisque son décès est survenu pendant l’hiver. Toutefois, certains documents révélés plus récemment attestent qu’il est décédé en 1632, dont un acte de baptême de 1633 qui présente Alizon Coiffier comme l’épouse de « feu Estienne Brusle ». Quoique les circonstances de sa mort demeurent mystérieuses, les chercheurs prétendent qu’elle a des motifs politiques. Pour leur part, les Jésuites ont promu l’image d’un homme libertin et se sont réjouis de ne pas avoir à donner des obsèques chrétiennes à Brûlé qui a mené, selon eux, une vie scandaleuse.
Brûlé : le personnage
Chez les historiens du 19e siècle, et ce, jusqu’à l’historiographie plus récente, Brûlé a été présenté comme un libertin et, on s’en doute bien, un homme « vicieux et fort adonné aux femmes ». C’est plus récemment que l’image présentée de Brûlé s’est transformée pour évoquer chez le public un aventurier, un explorateur, et même un homme d’avant-garde. Ainsi, à l’inverse des éléments biographiques sur lesquels on peut s’appuyer, les études ou les représentations plus récentes de Brûlé comme « personnage » débordent les cadres pour rattacher Brûlé à des causes lui étant assez étrangères.
Par exemple, on présente Brûlé comme le « premier Franco-Ontarien », voire le premier « héros » franco-ontarien, notamment dans la trilogie biographique écrite par Jean-Claude Larocques et Denis Sauvé, deux enseignants franco-ontariens avec une formation en histoire. En revanche, les représentations de Brûlé dans les récits sur l’Ontario français sont encore plus audacieuses. Félix Saint-Denis, auteur et créateur de l’Écho d’un peuple, présente le jeune Brûlé comme l’équivalent d’un jeune élève d’échange qui part à l’aventure (!) Dans l’Écho d’un peuple, Brûlé incarne l’esprit et les défis culturels contemporains de la jeunesse franco-ontarienne, dont l’ouverture à la diversité, évoquant ainsi la notion de multiculturalisme. On s’y réfère aussi comme le père de la nation métisse de l’Ontario, une idée reprise par l’Union métisse Est-Ouest. Bien que Brûlé ait habité avec les Hurons pendant longtemps, on n’a pas encore trouvé de preuve qu’il aurait eu une progéniture ou qu’elle aurait eu une identité « métisse » quelconque. Enfin, le documentaire préparé pour Radio-Canada, À la recherche d’Étienne Brûlé, présente même Brûlé comme ayant été le premier homme d’affaires de l’Ontario (!)
Si certaines de ces idées peuvent sembler absurdes ou à tout le moins anachroniques, on peut comprendre le poids que joue ce personnage dans l’imaginaire collectif de la population franco-ontarienne. Nous débordons ici du cadre de l’histoire proprement dite pour atteindre plutôt l’ordre des représentations et des usages du passé qui contribuent à forger aujourd’hui une identité et une mémoire collective. Que ces événements aient eu lieu ou non, là n’est pas la question; c’est le sens de la seconde vie qu’on donne au personnage qui importe davantage.
Cet intérêt pour Brûlé mène donc les auteurs et les créateurs à combler certains vides dans la chronologie de vie de Brûlé en décrivant le contexte de la vie coloniale et ce à quoi sa vie aurait hypothétiquement ressemblé pendant son séjour chez les Hurons ou ses expéditions. Autrement dit, dans le cas des histoires de vie de Brûlé, la fiction, quoique’historique et bien documentée, cherche à compléter l’histoire.
Conclusion
S’il est vrai que Brûlé occupe une place de choix dans l’histoire de l’Ontario français, à titre de premier explorateur français, c’est en grande partie en raison de son rôle symbolique. Ses découvertes, tangibles celles-ci, font de lui un personnage d’importance sur qui les historiens se sont penchés lorsqu’on aborde l’histoire de la Nouvelle-France ou de l’Ontario français. Toutefois, ces historiens n’ont pas tendance à dépeindre Brûlé comme un surhomme ni même comme un personnage clé à l’identité franco-ontarienne. C’est en parallèle à l’historiographie et à la recherche scientifique formelle, parmi les auteurs et les historiens populaires, que Brûlé se démarque et qu’il est dépeint comme un « héros de l’Ontario français ».
Certaines questions se posent pour tenter de mieux comprendre la fascination pour Brûlé. S’il n’avait pas été le premier Français et Européen à explorer l’Ontario, aurait-on autant écrit à son sujet? Ou est-ce davantage la notion de « scandale » qui entoure sa vie par les références à ses mœurs, qui piquent aujourd’hui la curiosité des chercheurs et créateurs?
Et qu’en est-il du 400e anniversaire de l’Ontario français? Plusieurs personnages clés de l’histoire de la Nouvelle-France ont, tour à tour, retenu l’attention des historiens. Pensons à Jean Nicolet, présenté comme le premier à visiter la région de Windsor et le Michigan dans l’œuvre de Télesphore Saint-Pierre en 1896. Ou encore le rôle de Champlain, qui a visité le territoire actuel de l’Ontario en 1613 et de façon plus poussée en 1615? Ne doit-on pas se surprendre, par ailleurs, que l’an 2015 ait été retenu comme date charnière pour l’Ontario français chez les historiens, alors que c’est en 1610 que Brûlé ait foulé le sol ontarien en premier? Pourquoi retient-on l’arrivée de Champlain plutôt que celle de Brûlé? Est-ce en raison des écrits de ce dernier, le document étant le Saint-Graal de l’historien? Les réponses sont multiples, et si l’Ontario célèbre officiellement le 400e de la présence française en Ontario entre 2013 et 2015, c’est en partie lié à un désir de s’éloigner du 400e de la ville de Québec, célébré en 2008, et de faire d’une pierre deux coups avec les Jeux panaméricains de Toronto en juillet 2015. Malgré notre proximité à cette année charnière, le site web www.400ontario.ca, qui est censé souligner les célébrations, était toujours en construction en avril 2014.
Pour ce qui est de Brûlé, quelques amateurs de l’histoire attirent l’attention et certaines sources d’archives deviennent maintenant mieux connues et citées. On ne peut dire qu’il s’agit ici d’une découverte puisque, dès les années 1970, l’historien Lucien Campeau faisait référence à la vie de Brûlé en France dans le cadre d’une petite biographie du personnage qui se trouve à la fin de son ouvrage Monumentae Nova Francia. Il ne précise cependant pas les sources utilisées et ces nouveaux renseignements sont repris, et seulement en partie par certains historiens, dont Marcel Trudel qui mentionne aussi le mariage de Brûlé, sans en préciser la source. Depuis, ces documents ont été (re)découverts et de nouvelles informations au sujet de l’homme sont reprises, notamment dans le cadre du documentaire À la découverte d’Étienne Brûlé. S’il est vrai que Brûlé avait une épouse en France et qu’il cherchait, si on veut, à s’enrichir ici pour rentrer et vivre en métropole, devrons-t-on transformer l’image qu’on cherche qu’il évoque chez la jeunesse franco-ontarienne? Ces informations viendront-elles brouiller les cartes par rapport au rôle de pionnier que joue actuellement Brûlé pour l’identité franco-ontarienne? Brûlé a déjà prêté son nom à de nombreux monuments, parcs et écoles. Il fait aussi l’objet de biographie jeunesses et joue un rôle clé dans le mégaspectacle l’Écho d’un peuple. Quoiqu’on en dise, il s’est taillé une place importante dans la mémoire collective des Franco-Ontariens, une place qui sera difficile à ébranler. En évoquant l’exemple de Brûlé, on voit bien que les usages de l’histoire dépassent bien souvent le métier de l’historien.
Bibliographie
St-Pierre, Stéphanie, « Étienne Brûlé, premier franco-ontarien? », Encyclopédie du patrimoine culturel, http://www.ameriquefrancaise.org/fr/article-179/Étienne%20Brûlé,%20premier%20Franco-Ontarien#.U0M9L8tOXIV, page consultée le 22 mars 2014.
St-Pierre, Stéphanie, « Étienne Brûlé : la création d’un personnage », Revue du Nouvel-Ontario, no 29, 2004, p. 5-44.
Références supplémentaires
Gouvernement de l’Ontario, « Commémorations du 400e », http://www.ontcfdc.com/Conference13/Media/Le_Commemoration_du_400e_en_Ontario_26_sept.pdf, page consultée le 7 avril 2014.
Saleh, Fadel et Danièle Caloz, À la recherche d’Étienne Brûlé, Médiatique Inc. et Société Radio-Canada, 2010, http://www.radio-canada.ca/regions/dossiers/2011/etienne_brule/, page consultée le 4 octobre 2013, 49 min.
Monette, Yves, dir., « Étienne Brûlé », Musée canadien des civilisations, Gatineau (Québec), http://www.civilisations.ca/musee-virtuel-de-la-nouvelle-france/les-explorateurs/etienne-brule-1615-1621/, page consultée le 4 octobre 2013.
Félix Saint-Denis, Écho d’un peuple, guide pédagogique, Casselman (Ontario), Les productions l’Épopée, 2012, http://echodunpeuple.ca/documents/pure-laine-et-coloree-guide_pedagogique.pdf, 73 p.